Par Janie-Renée Myner
Une fois par semaine, je me transforme en « ninja d’épicerie » ; je suis masquée, toujours sur mes gardes, je me déplace avec un maximum d’efficacité, j’évite presque qu’on me voie, et je garde toujours mes distances. Réalité COVID oblige. Alors, bienvenue dans mon rituel d’épicerie.
Première allée : En bonne justicière masquée, je boycotte agréablement (avec bonne conscience) les produits frais en provenance d’autres pays au bénéfice des produits canadiens. C’est 1 à 0 pour moi.
Deuxième allée : Euhhh, stop ! Pensée divergente qui m’interrompt : est-ce que c’est parce que le produit est distribué ou transformé au Canada qu’il est canadien ? Je ne sais pas. Je ne me souviens pas d’avoir lu une règle là-dessus. Je fais le choix de me passer des pêches mises en conserve ou du poisson emballé de Chine… et de plein d’autres produits parce que je veux soutenir l’économie canadienne au maximum. Il me semble qu’on a du poisson au Canada… mais y’en a pas sur les tablettes ici. Rature de ma liste : pas de poisson. Le score est a égalité. Je m’étonne encore qu’après plus d’un demi-siècle sur terre, je suis toujours à redécouvrir l’économie de l’agriculture et de l’alimentation actuelle dans mon magasin d’à côté.
Troisième allée : Je fais de la distanciation volontaire de produits (oui, oui, je discrimine !). T’es pas canadien, je ne te regarde même pas ! Ma conscience me félicite à nouveau. C’est 2:1. Et y’a une équation qui trotte dans ma tête et que je n’arrive pas à résoudre aisément : si l’essence coûte moins cher en ce moment, c’est donc moins cher de transporter des aliments… J’additionne les montants d’aide financière du fédéral et du provincial annoncés à l’industrie agroalimentaire canadienne, et je me demande pourquoi tous les articles que je mets dans mon panier coûtent plus cher. Je sais bien que désinfecter, acheter des masques et des équipements de protection pour les employés et les clients, ça coûte quelque chose, mais enfin, il me semble que tout ça ne s’ajuste pas vraiment à un équilibre net. Peut-être que je n’ai pas la bonne équation : ma tête calcule pendant que mes pieds suivent les flèches au sol, pour respecter les consignes.
Quatrième allée : Je me parle et je me rassure : je côtoie des agriculteurs et des producteurs tous les jours donc je devrais être en mesure de trouver la solution à cette énigme. Et c’est là que ça me frappe tout d’un coup, les mathématiques du quotidien. Je m’étais fait la promesse d’acheter presque exclusivement des produits canadiens, mais ma calculatrice m’indique que si je dois sauver des coûts, les options d’acheter des produits importés sont souvent plus aisées pour mon budget. Je crois que ma chaine alimentaire a des maillons fatigués. C’est que c’est une immense « business », l’industrie agroalimentaire. En fait, c’est tellement complexe et y’a tellement de protocoles, d’ententes, de politiques, de promesses, que ça fait comme un écran pour que le consommateur « normal » ne puisse rien y comprendre. À cause des accords d’export avec les États-Unis et l’Europe, on est pris dans un système qui a des objectifs divergents et où ce qui nous profite à l’export nous blesse chez nous. Pour être franc, ça empêche le gouvernement canadien d’aider les producteurs canadiens directement. C’est une équation d’impasse, une guerre impossible à gagner à moins qu’on soit des adeptes de l’innovation de rupture et qu’on soit des Gaulois. Une version Uber agricole quelqu’un ? Je réfléchis trop, je n’ai rien mis dans mon panier depuis la dernière allée.
Cinquième allée : Je me surprends à penser que monsieur et madame tout le monde ne sait pas vraiment que la hausse des prix des aliments dans leur panier d’épicerie, ce n’est pas un facteur du coût des produits eux-mêmes. Au fond, le prix de vente des produits de la ferme est presque le même (et parfois moins) que 10, 20 et 30 ans passés. Mais on y a ajouté tout un système de commercialisation et de transformation qui lui, doit se payer. Dans notre chaine alimentaire, tout au début, y’a le producteur — vous savez, celui qui subit les caprices de mère Nature et de monsieur météo. Sans lui, et la collaboration de ces partenaires imprévisibles, personne ne mange de légumes, de grains, n’a de produits laitiers ou de viandes. Entre lui et le consommateur, y’a généralement toute une industrie de transformation, du transport, de l’emballage, du marketing, de la promotion… qui voit à ce que ma pomme presque parfaite se retrouve dans un sac en plastique ou avec une étiquette identifiante, ou que mon rôti assaisonné soit emprisonné dans un bateau en styromousse, couvert de cellophane, et étiqueté deux fois plutôt qu’une – parce qu’une étiquette provient du transformateur, et l’autre du magasin qui en assigne le prix, et surtout, que ce qu’on me propose soit beau, inspecté et règlementaire, et normalisé. Et le subterfuge est tellement vendeur, que même les enfants aujourd’hui n’ont aucune idée que les oignons poussent dans la terre, et que les mini-carottes ne sont pas vraiment des carottes miniatures à leur état naturel… Bon, je suis au bout de l’allée, et j’ai rien mis dans mon panier depuis.
Sixième allée : Le scénario dans ma tête joue toujours : l’aide fédérale et provinciale (suite à la COVID) dont on a fait l’annonce en grande pompe, pour l’agriculteur de ma région, c’est le privilège d’avoir un prêt de plus qu’il devra rembourser, tout comme les autres entrepreneurs canadiens. Ni rien, ni plus. L’investissement réel, en agriculture, il y en a peu depuis trop longtemps — parce que les accords d’export minent cette capacité, parce que la recherche à petite échelle n’a plus de support, parce qu’on vend des concepts d’assurance-récolte plutôt que de veiller au grain. Et l’agriculture, c’est toutes sortes de producteurs, toutes sortes de grosseurs d’opérations et d’entreprises, toutes sortes de capacités et de limites, et ce qui est acceptable pour un ne l’est peut-être pas pour l’autre. La seule vérité dont je suis certaine, c’est que plus j’achète local, plus c’est frais, plus c’est direct, plus ça profite à notre économie de proximité.
Dernière allée : Je constate que j’ai pris des aliments dans les tablettes tout le tour de l’épicerie et pas dans les rangées — c’est sans doute parce que tout ce qui se trouve dans les rangées, c’est transformé. Bravo marketing. Au fond, je me dis que plus j’achète à mon marché fermier local, moins j’ai besoin de l’épicerie. OK, je reprends ces mots : y’a pas de farine, de crème glacée, de céréales ou de papier de toilette à mon marché fermier ! Une chance que j’ai mon épicier local souriant qui accueille sa cliente-ninja beau temps, mauvais temps. En Amérique latine, il y a un dicton populaire : « La force de la chaine est dans le maillon ». La vérité qu’on doit entendre c’est celle des voix des Canadiens. Mais la chaine alimentaire canadienne est tellement longue et tellement complexe (oserais-je dire tordue) que personne ne peut l’expliquer rapidement, aisément, ou même avec une rationalité à toute épreuve, parce qu’il y a des bouts où ça ne semble pas faire de sens, dépendamment d’où on se place pour comprendre. C’est pire que d’essayer de trouver le laissez-passer A38 dans les douze travaux d’Astérix !
Là, j’ai les deux pieds sur le cercle collé par terre qui atteste de ma distance avec mon prochain, et j’attends patiemment mon tour à la caisse. J’avoue, dans mon panier, ce n’est pas tout ce qu’il y avait sur ma liste, mais c’est un choix. En mettant mes légumes dans mon sac, j’anticipe le bonheur de manger des légumes de mon jardin — si la météo prend son « Prozac », parce que cette année, c’est pas gagné !
Et si vous croisez une ninja d’épicerie, vous saurez qui c’est. On se saluera « à la COVID » !